Personne ne le voit
Il marche, lentement, comme on glisse dans un rêve. Il est grand et parvient encore à se tenir droit, malgré les hésitations de ses jambes. Sa barbe blanche descend sur son blouson beige, et son épaisse chevelure, argentée, vestige de jeunesse, s'ébouriffe au gré des courants d'air.
Son regard, bleu pâle, cherche quelque chose sans savoir quoi. Une rue. Un prénom. Une porte oubliée.
Il murmure parfois. À lui-même ? À un souvenir ? « Tu viens, Susie ? Il ne faut pas traîner, ils ferment le portail… »
Il s’arrête devant un feu rouge. Pas de voiture à l’horizon. Il attend. Le feu passe au vert, puis au rouge. Il est toujours là. Il repart.
Des passants glissent autour de lui, absorbés. Un homme d’affaires frôle son épaule sans le voir. Une femme avec des sacs de courses l’évite sans lever les yeux.
Un rire lui échappe, venu de nulle part. Il a cru reconnaître le pigeon qui picore près de la grille. « Marcel ? » dit-il doucement. Puis son sourire s'efface.
Il voit son reflet dans une vitrine : grand, un peu courbé. Il plisse les yeux. « Tiens, ce vieux, je le connais… » Et puis l’image se floute, s’efface.
Une enseigne clignote un peu plus loin : “Éternel Printemps – Beauté garantie.” Il la regarde un moment. « Ils promettent tous… mais à la fin... » Un bref soupir, presque complice.
Mais parfois, la brume se déchire.
Angoisse brutale. Une chose sans nom l’effraie. Où est-il ? Où sont les clés ? Et Susie ? Était-elle juste derrière, ou bien déjà partie ? Son cœur accélère. Il pose la main sur un mur pour ne pas tomber. Puis… une rafale de vent, et l’instant passe.
Il repart.
Une jeune fille le croise, absorbée par son téléphone. Elle ne lève pas les yeux. Il la regarde, ému. « Mignonne… » “Ma petite-fille aurait pu avoir son âge…” Puis le souvenir vacille. Blanc. Silencieux.
Un arbre feuillu, immobile malgré le vent, attire son attention, là-bas. Il s’approche. « Les platanes… ça, je connais. » Mais ce n’est pas un arbre. C’est un lampadaire décoré pour l’été.
Il continue encore un peu, comme on prolonge un rêve sans y croire.
Ses jambes faiblissent. Le monde se ralentit autour de lui, ou bien en lui. Un dernier souffle d’air chaud traverse la rue piétonne.
Il s’arrête, le regard levé vers un coin de ciel trop bleu pour être réel. Puis il s’affaisse, doucement, comme une grande voile qu’on replie.
Il n’y a pas de cri. Personne ne le voit. Juste le bruit du vent, les cliquetis des enseignes.
Mais lui, il voit. Cette intense lumière. Des présences fines autour de lui. Des âmes douces, ou peut-être des fées. Elles ne disent rien, mais il entend tout.
Elles murmurent des mots que seuls les très vieux ou les très jeunes peuvent comprendre. Elles l’appellent par son vrai nom, celui qu’on ne dit qu’au seuil.
Et alors, il s’éteint, doucement, comme une chandelle qu’on protège du vent.
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Css written in 2020 by
Mara Cavanaugh