Les victimes
D’abord, à l'évidence, – on pourrait dire exclusivement, mais non, pas du tout – le nombre de morts (nous en sommes à plus de 1300, si je comprends bien) et de blessés en Israel, – des pertes que le pays n’a pas connues depuis non pas la guerre du Kippour (où la grande majorité étaient des militaires) mais depuis celle de 1948. Parce que le traumatisme essentiel est que, pour la plupart, les victimes sont, justement, des civils, fortuits par définition, et qu’il ne sert à rien de distinguer les femmes, les enfants, – c’est juste comme ça : les types du Hamas tuaient tout ce qui se trouvait sur leur passage, et ils étaient venus pour tuer absolument tout le monde, en tout cas le plus grand nombre, ce qui explique qu’ils enfonçaient les portes des maisons et ils tuaient sans distinction : ils tuaient parce que les gens étaient là. De ce point de vue, non, il n’y a aucune distinction sur le fond entre ce qui s’est passé le 7 octobre et les attentats islamistes dans le reste du monde, que ce soit ceux du 13 novembre à Paris, ou ceux du 11 septembre aux USA. La même sauvagerie, la même rage. La même fascination de la Méduse : c’est l’essence même d'un terrorisme utilisé comme arme de guerre. Ensuite, – je dirais chronologiquement, puisque c’est maintenant que ça va se passer, il y a les victimes à Gaza. Il y a les gens, là encore femmes, enfants et vieillards (mêlés, par force, aux membres du Hamas) sur lesquels se déverse une apocalypse de bombes, – sachant que ces 2.300.000 personnes sont privées des biens les plus élémentaires, qu’il n’y aura bientôt plus de diesel pour faire marcher les générateurs qui fournissent de l’électricité là où elle fonctionne encore (y compris dans les hôpitaux), plus de nourriture en dehors des réserves que les gens auront pu accumuler, et plus d’eau – puis la bande de Gaza n’a aucun accès à l’eau. Je ne sais pas combien de temps ça pourra durer, mais, juste, cette perspective est là. Sachant qu’elle n’est pas encore la pire, puisqu’on ne voit pas comment il pourrait ne pas y avoir d’intervention terrestre de l’armée d’Israel, et que, sans intervention terrestre, toute cette monstruosité sera considérée comme une victoire du Hamas (c’est le sujet de ma dernière chronique). – Et, au moment d’achever ma chronique, je découvre cette folie : l’ordre donné par Israel de « relocaliser », sous 24h, 1.100.000 personnes habitant au nord de Gaza. Relocaliser où ? Comment ? en 24h ? Et ça y est, le piège est refermé : les parallèles de la « relocalisation » forcée, ils existent, – dans les déportations des peuples par Staline, ou, pire encore, dans les « relocalisations » des gens dans les ghettos. Et le mot, le mot lui-même, il ne vous rappelle rien ?? * Il y a aussi d’autres victimes. Des victimes d’un autre ordre. Ce sont les gens qui, en Israel, étaient en lutte contre le gouvernement d’extrême-droite (comment le qualifier autrement ?) de Netanyahou. Là encore, le piège est ouvert, et il paraît inévitable. – D’un seul coup, devant l’horreur de ce qui s’est produit, c’est toute la société israélienne qui s’est ressoudée, dans une unanimité presque totale. Parce que le mouvement de protestation démocratique contre les fascistes au pouvoir ne faisait que grandir, — ou, du moins continuait de s’affirmer dans sa force pacifique, – passant, peu à peu, de la contestation de la réforme de la Cour suprême (la soumission de la justice au politique) à ce qui est à la base de toute la tragédie du Moyen-Orient. Non pas l’existence d’Israel en tant que telle (cette étape est dépassée depuis les années 80), mais la poursuite de la colonisation, – d’une colonisation faite avec le soutien de l’armée, dans des conditions d’apartheid, et je maintiens ce mot puisqu’il s’agit de transformer ce qui était entendu comme un État palestinien (démilitarisé, mais théoriquement indépendant) en une espèce de bantoustan qui dépendrait du colonisateur pour ses besoins les plus primaires. (Or, si le Hamas a pu si facilement franchir la frontière, c’est aussi à cause de la politique de colonisation : des centaines de militaires censés garder la frontière de Gaza avaient été envoyés en Cisjordanie pour protéger une colonie qui venait de se créer sur un terrain palestinien. ) — Un grand mouvement de protestation s’était levé parmi les réservistes, qui, – et c’était une grande première dans l’histoire d’Israel, – refusaient tout service militaire à un État soumis aux fascistes au pouvoir. Et là, bien sûr, beaucoup de ces gens, au courage exemplaire, des gens qui ont passé leur temps à protester contre la colonisation, sont dans l’armée, et, si les choses se passent comme elles vont se passer, se rendront, eux aussi, coupables de crimes de guerre, – et peut-être pire, puisque l’évacuation d’un million de personnes en 24h pourrait bien être qualifiée autrement... * L’attaque du Hamas a donc joué le rôle que bien des dirigeants assignent à la guerre en général : créer un sentiment d’union nationale quand le pays est divisé par des fractures internes très profondes, – et la société israélienne est une société fracturée radicalement, justement par la colonisation et par la primauté de religieux qui suivent la pente naturelle de tous les groupes de pression au monde, c’est-à-dire qu’ils se radicalisent au fur et à mesure que les laïcs leur cèdent du terrain. Qu’on me comprenne : je ne dis pas du tout que Netanyahou avait intérêt à l’attaque du Hamas, et qu’il y aurait je ne sais quel plan machiavélique d’entente entre les deux, par-dessus les populations. Je ne le dis pas, parce que, même s’il y a, aujourd’hui, un gouvernement d’union nationale (mais je ne sais pas, au moment où j’écris, qui occupe quels postes), les questions sur la sécurité ne manqueront pas d’être posées, une fois les opérations militaires achevées : des questions sur la faillite des services de sécurité, ou plutôt la soi-disant faillite, parce qu’il apparaît aujourd’hui que, non, il y avait des voix des services de sécurité qui avaient prévenu qu’il se tramait quelque chose, et que ces voix n’ont pas été entendues, délibérément ou non. Mais quand les responsables de ce désastre devront-ils en répondre ? Je veux dire, quand les opérations militaires sont-elles censées se terminer ? Elles n’ont pas encore commencé... Et quand jugera-t-on les responsables du désastre général qu’est l’idéologie de la colonisation, – une idéologie qui prive plusieurs millions d’êtres humains de toute possibilité d’une vie un tant soit peu indépendante et digne ? – Sachant qu’une fois les opérations militaires achevées, d’une part, elles ne seront pas achevées, et, d’autre part, que c’est l’armée israélienne tout entière qui sera devenue criminelle, parce que cet ordre de « relocalisation » est, oui, un crime, quel que soit le crime auquel il répond. Et c’est un autre degré dans l’effroyable qui se déroule sous nos yeux. D'autant qu’il y a ça, en face, ou à côté : oui, le Hamas est une organisation terroriste, mais, dans l’état actuel de ce qu’on ne peut pas appeler « la société palestinienne » , parce que cette société n’est qu’un traumatisme général, global, ne connaissant que la misère, la restreinte et la guerre, ce qui me fait peur, c’est ce que disent beaucoup de commentateurs : la disparition du Hamas n’entraînera pas la paix, mais une radicalisation encore croissante. Et, encore une fois, que faire avec les millions de Palestiniens, – eux dont personne ne veut, ni Israel, ni les autres pays arabes ? Vous en faites quoi, de tous ces gens ? Sachant que la moitié de la population de Gaza a moins de 18 ans. Vous faites quoi avec les jeunes ? Vous leur montrez quel avenir ? Ces millions-là aussi, ils sont les victimes de l’horreur qui se déroule sous nos yeux. Les victimes présentes, et les victimes à venir. * Un dernier mot pour aujourd’hui. Il se trouve que la Russsie a profité de cette catastrophe pour lancer, à Avdéevka, la plus grande offensive de la guerre depuis celle de février-mars 2022. Des milliers et des milliers d’hommes, – c’est un déluge de feu qui s’abat sur ce qui fut, naguère encore, une ville prospère et que jamais les Russes n’ont pu prendre. On ne compte pas les morts, des deux côtés, mais, visiblement, du côté russe, à nouveau, ça se compte par milliers. Et oui, ça se passe, ça, sous le couvert de Gaza, pour qu’on n’en parle pas, – pour que l’Occident ne puisse plus continuer son effort de guerre pour soutenir l’Ukraine, s’il faut soutenir Israel, et pour que l’attention du monde, surtout, se détourne de l’Ukraine. Pour que les crimes russes s’estompent devant les autres. Ils ne doivent pas s’estomper. Et je n’oublie pas le Karabakh... – C’est juste, je ne sais pas, que c’est trop. Trop dur. Et ça sera pire encore. Tellement pire. Et je suis là, moi, et j’écris... qu’est-ce que je peux faire d’autre ?