Le gite d'étape

Le gîte d'étape

Le soir tombe après la marche. Nous poussons la porte du gîte, sacs fatigués, jambes lourdes. Une odeur de soupe flotte dans la cuisine commune.

“Bonsoir, bonsoir.”

Deux hommes sont déjà là, assis à une table. Vêtements usés, mines vagabondes, un air presque de sans-abri. Je sens monter en moi ce mélange de gêne et de supériorité mal placée. Ils parlent doucement, presque pour ne pas déranger.

Ma compagne et moi nous installons, un peu en retrait.

Au début, on échange peu de mots. Puis nos oreilles s’ouvrent malgré nous, happées par le fil ténu de leur conversation.

— Tu sais, ces histoires de générations… Z, Y, X… ça veut dire quoi au juste ?

— C’est une manière de découper le temps. Après les “silencieux” et les boomers, vient la X, la Y — les Millennials — puis la Z, et aujourd’hui l’Alpha. Mais c’est surtout du marketing et des sociologues américains qui ont simplifié les choses dans les années 90.

Je jette un coup d’œil à ma compagne. Ses sourcils se haussent : ce n’est pas la discussion creuse qu’on aurait imaginée.

Les compères :

— Mais pourquoi ces lettres, comme si c’était écrit d’avance ?

— Ça n’a rien de mystique. “Boomers”, c’était le baby-boom. Ensuite un écrivain a parlé de Génération X. Les médias ont suivi avec Y et Z, et comme on était au bout de l’alphabet, on a repris avec Alpha. Une suite artificielle.

Un silence. Puis l’autre reprend :

— Tu remarqueras : chaque génération accuse la précédente et méprise la suivante. Les boomers traités de profiteurs, les X vus comme cyniques, les Y trop rêveurs, les Z trop impatients. C’est un cycle d’antagonismes.

Ma fourchette suspendue s’arrête net. Je me sens presque intrus, témoin d’une lucidité inattendue.

— Cette idée de cycles, on la doit surtout à Strauss et Howe. Ils parlaient de quatre archétypes qui se répètent : Prophètes, Nomades, Héros, Artistes. Leur fresque allait jusqu’en 2069.
Mais certains dirigeants ont pris ça au pied de la lettre, comme un manuel. “La crise est inévitable”, disent-ils, alors autant la provoquer pour en sortir vainqueur.

— Oui, ça devient une prophétie auto-réalisatrice. On croit tellement à la tempête qu’on finit par la déclencher soi-même.

Leurs voix restent basses, posées, comme deux vieux amis qui refont le monde.

Je baisse les yeux vers mon assiette, un peu honteux de mon premier jugement.
Eux, les “paumés” de la cuisine commune, venaient de me donner une leçon : le savoir ne se devine pas à l’habit. Et soudain, l’idiot de la soirée, je comprends que c’était moi.

Ce soir-là, au gîte d’étape, je compris qu’ils n’étaient pas des marginaux. C’étaient simplement deux intellectuels, en rando eux aussi.


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