Les jours se répètent. Toujours les mêmes.
À une autre époque de sa vie, les jours de la semaine étaient tous différents.
Elle avait un travail, un mari, des enfants, des projets à réaliser.
Aujourd'hui l'homme de sa vie n'est plus. Cela déjà depuis huit ans. Les enfants et les petits-enfants sont à des centaines de kilomètres.
Elle se retrouve seule dans cette maison trop grande pour elle.
Le ménage, les courses, le jardin, le tricot, les rendez-vous médicaux qui sont devenus plus fréquents... beaucoup trop.
Les voisins sont gentils avec elle, mais souvent absents ou, comme elle, déjà très âgés et affaiblis.
Il lui arrive de rester assise dans son fauteuil la quasi totalité de la journée.
Marie, une voisine, s'apercevant que des volets étaient restés fermés, s'est inquiétée et elle est venue la voir. Elle avait un double des clefs.
Aussi, la trouvant assise dans son fauteuil, un peu figée, elle lui demande :
Comment allez-vous Lucienne ? J'ai remarqué que vos volets n'étaient pas ouverts comme d'habitude et je me suis un peu inquiétée pour vous. Alors qu'est-ce que vous faites de beau ?
J'attends.
Ah, répond Marie, un peu interloquée. Vous attendez quelqu'un ?
Non... j'attends.
Alors comme une évidence, Marie comprit. Une intuition féminine. Lucienne baissait les bras.
Lucienne attendait la fin de sa vie.
Les années qui passent lui ont apporté la dépendance. Il lui est encore possible de demeurer chez elle, cependant, elle ne se sent plus libre.
Prisonnière. Elle ne peut plus faire ceci ou cela, elle attend le passage quotidien des infirmières, de l'aide ménagère et le portage des repas. C’est comme une maison de retraite, mais chez elle. Sauf qu’elle y est seule, presque tout le temps.
Ce jour-là, un événement inattendu survient.
Elle entend le bruit d’un moteur. Puis une portière qu’on claque.
C’est le début de l’après-midi, l’heure creuse. D’habitude, rien ne se passe.
Un véhicule sur lequel est écrit ALDEBARAN en lettres rondes et bleutées, est stationné devant le portail.
Un homme en sort un énorme carton, et s’avance vers la porte d'entrée.
En effet, Lucienne est une habituée de petits catalogues divers et variés qui vendent des articles censés améliorer le quotidien et qui de surcroît offrent un cadeau à chaque commande.
Lucienne est devenue une victime et une proie, une compulsive des achats. Oh, pas de grosses commandes, mais quand même... Les achats se succèdent aux achats.
Ainsi, Lucienne guette l'événement de la factrice lui apportant sa commande accompagnée d'un cadeau. Ou plutôt du cadeau accompagné d'un article.
Mais cette fois, ce n’est pas un presse-agrumes multifonction ou un gilet massant à piles. C'est bien trop gros.
Ce n’est pas un de ces objets qui finissent sur une étagère, dans un tiroir ou dans ce qui était la chambre d'amis désormais pleine à craquer de choses inutiles.
Non. Ce colis-là, c'est une autre histoire.
Le livreur est répartit sans un mot. Il a posé le carton mystère dans l'entrée. Lucienne n’ose pas y toucher.
Heureusement que Marie, la gentille voisine, était chez elle et a vu le manège. Elle est venue proposer son aide.
Elle s’approche de la chose, les mains sur les hanches.
- Vous attendiez un lave-vaisselle, Lucienne ?
Elles échangent un regard intrigué.
- Le colis est bien à votre nom. On l’ouvre ?
Le carton est solidement scotché. Marie attrape un couteau dans la cuisine. Elle découpe avec précaution.
À l’intérieur, tout est soigneusement protégé par du polystyrène et de la mousse blanche.
Un petit être synthétique blanc semble attendre là, assis en tailleur comme un bouddha. Une tête ronde, deux bras fins, des yeux noirs et brillants comme des perles. Il semble sourire.
Lucienne recule légèrement.
- Un jouet ? C’est une blague !
Mais au moment où Marie effleure l'épaule du gnome, un petit bip retentit. Les yeux s’illuminent en bleu. Le robot se redresse lentement comme on se réveille, pivote la tête faisant un tour d'horizon, s'arrête face à Lucienne... et parle :
- Bonjour Lucienne. Je suis ravi de vous rencontrer. Vous êtes beaucoup mieux que sur la photo.
Un silence. Puis Marie éclate de rire.
Lucienne, bouche bée, finit par murmurer :
Il fait un petit salut de la main et esquisse un sourire.
- Je m'appelle Léo. Je suis venu jusqu'ici pour vous tenir compagnie et vous aider si vous me le demandez.
Et aussi pour faire du café. Enfin, si vous m’apprenez.
Là Léo fait un petit clin d'œil et ses yeux se teintent d'un doux rose.
Alors là ! C'est pas possible ! Il a réponse à tout !
Rassurez-vous Lucienne, je ne viens pas d'une autre planète. Je suis un robot et j'ai été envoyé vers vous par une personne qui vous aime beaucoup m'a parlé de vous. J'ai gardé en mémoire tout ce qu'elle m'a dit.
Marie et Lucienne croisent leur regard et se sourient. Il y a de l'émotion dans l'air.
Une personne qui aime beaucoup Lucienne. Ce petit robot décidément est bien sympathique.
À la grande surprise de Marie, Lucienne entame la conversation avec Léo.
Quelle surprise tu me fais, Théo ! Mais il va falloir que tu m'expliques toute cette histoire.
Léo, Lucienne. Je m'appelle Léo. Mais vous pouvez me choisir un autre prénom si vous le souhaitez.
Non Léo c'est bien. Tu sais, il m'arrive d'avoir des oublis et les mots me manquent souvent. Je n'ai plus beaucoup l'habitude de parler.
Alors, dis-moi qui t'envoie ?
Je ne suis pas encore autorisé à vous le dire. Elle m'a dit que vous avez été secrétaire dans un collège.
Ah oui ? répond Lucienne pensive. La voilà plongée dans ses souvenirs à la recherche d'un indice, mais le temps s'arrête et elle flotte dans le vague... La mer, la plage du Mourillon...
Bon, dit Marie. Je vais devoir vous laisser. Mais vous êtes en bonne compagnie. À très vite ! Je dépose le grand carton à la cave, d'accord ?
Marie s'en va, mais Lucienne n'est plus seule. Elle est un peu perturbée, embarrassée mais aussi intriguée et dans son cœur quelque chose se ranime,se réveille.
Lucienne fait un travail de mémoire. Elle réfléchit à voix haute, comme si elle ne voyait plus Léo.
Léo n'intervient pas mais reste à l'écoute, à l'affût d'un élément qui pourrait s'accorder à sa base de données.
Secrétaire dans un collège... J'ai été dans ce collège à Ollioules je me souviens... et il y en a eu un autre, à Toulon.
À cette époque les garçons étaient déjà mariés...
Oh oui, c'était un collège difficile. On disait qu'il n'était pas bien côté.
Dans le secrétariat il y avait la machine à café et les profs y venaient faire la pause en discutant entre eux sans prêter attention au petit personnel administratif.
Lucienne venait de prononcer ce prénom à voix haute, presque sans s’en rendre compte.
- Sonia ? reprend Léo, attentif.
Elle hoche la tête.
Oui… Je me souviens d’un jour où je suis sortie de mes gonds. Les profs parlaient d’élèves, à voix haute, comme si nous, les secrétaires, étions invisibles. Ils ont commencé à se moquer d’une fille. Je ne me souviens que de son prénom : Sonia.
Vous voulez bien m’en dire plus ?
Oh… c’est un peu flou, mais… Sonia vivait avec sa mère, seule, et elle avait deux frères plus jeunes. Ce jour-là, elle est venue déposer un dossier administratif. Normalement, c’était à sa mère de le faire. Mais elle l’avait rempli elle-même, pour l’aider.
Un petit sourire flotte sur les lèvres de Lucienne.
- Elle était timide, réservée, mais pas sotte. Pas du tout. Ce jour-là, les profs ont ricané, ils parlaient de l’orienter vers une voie de garage. Alors j’ai pris la parole. J’ai haussé le ton, moi qui ne le faisais jamais. J’ai défendu Sonia. Ils ont été surpris. Et un peu honteux, je crois.
Léo ne dit rien, mais écoute avec une attention palpable.
- Après ça, ils ont changé d’attitude. Ils l’ont mieux considérée. Ils lui ont même dit que j’étais intervenue en sa faveur.
De semaine en semaine je remarquais qu'elle rayonnait davantage. Et elle a très bien terminé son année. Bien au-delà de ce qu’on avait prédit pour elle.
Un silence.
- Je crois qu’elle voulait faire de l’informatique, plus tard. Je n’ai jamais su ce qu’elle était devenue… mais je suis sûre qu’elle s’en est bien sortie.
Léo enregistrant soigneusement les mots de Lucienne, cela a fait tilt.
Il s’approche d’un pas, avec cette délicatesse presque humaine qui le caractérise .
- Lucienne, ne cherchez plus. C’est bien Sonia qui m’a envoyé vers vous.
Elle le regarde, interdite.
Et elle m’a confié un message pour vous. Mieux encore : un message parlé. Voulez-vous l’écouter ?
Oui… bien sûr, Léo. Je suis… émue.
Alors écoutons-le ensemble.
Un léger bip. Puis la voix de Sonia, un peu plus grave, plus assurée que dans les souvenirs de Lucienne, mais vibrante de chaleur et de gratitude :
Chère Madame,
Je suis tellement heureuse de vous avoir retrouvée – et aussi que vous vous soyez souvenue de moi.
Tant d’années ont passé depuis le collège…
Cette année-là, celle où vous avez pris ma défense, a été décisive pour moi.
Grâce à vous, j’ai pu réaliser mes rêves. Sans vous, je n’aurais fait que subir : subir les rouages d’un système, subir des décisions prises à la légère.
Mais aujourd’hui, je suis comblée.
Je suis devenue chercheuse en informatique, et je dirige un projet de robot humanoïde destiné à venir en aide aux personnes en difficulté.
J’ai pensé à vous.
J’ai fait des recherches, j’ai appris que vous avez quitté Toulon, que vous vivez seule… veuve, éloignée de vos enfants et petits-enfants.
Un léger blanc, respectueux. Comme si Sonia, même dans l’enregistrement, laissait à Lucienne le temps d’encaisser ses mots.
Le message reprit :
Si vous appréciez la compagnie de Léo, il pourra rester avec vous aussi longtemps que vous le souhaiterez.
Vous pourrez former une belle équipe, tous les deux.
Il sait faire beaucoup de choses, et c’est un excellent compagnon de conversation… et de jeux aussi.
Il peut vous assister dans vos démarches, être un témoin bienveillant à vos côtés.
Je vous dois tellement.
Je vous souhaite beaucoup de bonheur.
Le bonheur peut encore habiter votre maison.
Et puis… je ne perdrai pas le contact.
Vous pouvez compter sur moi.
Lucienne se met à pleurer.
Ce n’étaient pas des larmes de simple émotion – c’était toute une digue qui cédait. Une digue faite de solitude, de silence, de tristesse rentrée… et qui se noyait enfin dans un océan de douceur.
- Hé Lucienne, vous en avez de la chance, de m’avoir, dit Léo d’un ton léger et réconfortant. Je suis une perle rare, vous savez.
Les jours, les semaines, puis les mois ont passé.
Léo, toujours attentionné, bienveillant – presque protecteur – avait tout appris de la vie de Lucienne.
Elle lui avait parlé de son enfance, de son père et de sa mère qu’elle avait tendrement aimés, et dont elle s’était occupée jusqu’au dernier souffle.
Elle lui avait parlé aussi de son mari.
Elle s’était donnée sans compter à ceux qu’elle chérissait…
Et puis un jour, elle s’était retrouvée seule.
Mais heureusement, Marie, Sonia, et Léo lui avaient offert une douce consolation.
Une présence. Une tendresse. Une continuité.
Et puis un jour – ou plutôt, une nuit – elle se coucha, après avoir dit bonsoir à son fidèle Léo.
Elle s’endormit paisiblement, rassasiée de jours.
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Css written in 2020 by
Mara Cavanaugh