noktiane

Des mots qui passent, des histoires qui restent.

Manifeste du ralenti

[ ... Avancer lentement, ce n’est pas s’arrêter. C’est retrouver le fil de chaque geste, un à un...]

Avancer lentement, ce n’est pas s’éteindre.

C’est offrir à chaque geste sa pleine lumière.

Poser la main, saisir, relâcher : trois mouvements suffisent à remplir un monde.

Un café préparé, une marche dans le couloir, un tiroir qu’on ouvre.

Pas de précipitation, pas de multitâche.

Un seul pas, un seul geste, comme un écran qui charge une page à la fois.

La mémoire est saturée, la RAM trop pleine ?

Alors le système se protège, il ralentit.

Et dans ce ralenti, l’essentiel redevient visible.

Je suis là, dans ce temps étiré :

ni absent, ni perdu, mais présent autrement.

Chaque geste accompli devient une trace paisible sur la rive de ma journée.

⋱⋰ ⋱⋰ ⋱⋰

🎶 Petit clin d’œil musical : voici les morceaux qui ont accompagné l’écriture de ce chapitre.

À écouter librement, selon vos envies, comme un écho en musique aux mots.


#écrit #RAM #système #noktiane


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La chaine

Autrefois, un visage, un bonjour, parfois même un sourire. Aujourd’hui, une borne impersonnelle. Je dois tapoter, insérer une carte, choisir un nom sur un écran. Et déjà, je me dédouble : la machine me connaît mieux que la seule personne au guichet, qui, le regard dans l’infini, parle, répond dans son micro-oreillette.

Première salle d’attente.

Large, impersonnelle, saturée de silence. Un numéro défile, un nom s’affiche. J’avance d’un cran, comme faisant partie d’un troupeau canalisé. C’est le premier tri.

Deuxième salle, plus petite.

Je patiente encore. On me mesure, on m’observe, on me redirige.

Troisième salle, encore plus étroite.

L’entonnoir se resserre. Me voilà comme une pièce qui glisse le long d’une chaîne de montage, attendant ma vérification.

Enfin, la médecin.

Sourire éclatant, bienveillant en apparence, mais comme un soleil d’hiver qui ne réchauffe pas. Quart de tour vers l’écran : elle vérifie les examens faits par d’autres. Quart de tour vers moi : un regard, un geste rapide. Encore un quart de tour : tout est consigné, tout est validé. Pas de réel échange, un mécanisme.

Dans cette mécanique, je perds mon nom. Mon identité devient un symptôme, mon visage une image de rétine. Je suis réduit à ce qui dysfonctionne en moi.

Mais eux aussi sont réduits.

Dans ce taylorisme, les soignants ne sont plus des personnes entières. Ils sont des fonctions assignées, surveillées, épuisées. On les trouve maltraitants. Certains le sont par nature, d’autres le deviennent. Mais ne sont-ils pas aussi maltraités ? Par des objectifs absurdes, par la cadence, par la pénurie organisée. S’ils sourient encore, c’est souvent à bout de souffle.

Alors je patiente, et ils s’usent.

Deux faces d’une même maltraitance, coincées dans le même entonnoir.

À la fin, un passage obligé par la caisse, un rendez-vous fixé comme une échéance comptable.

Et je repars, eux restent. Et la chaîne continue.


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Le gîte d'étape

Le soir tombe après la marche. Nous poussons la porte du gîte, sacs fatigués, jambes lourdes. Une odeur de soupe flotte dans la cuisine commune.

“Bonsoir, bonsoir.”

Deux hommes sont déjà là, assis à une table. Vêtements usés, mines vagabondes, un air presque de sans-abri. Je sens monter en moi ce mélange de gêne et de supériorité mal placée. Ils parlent doucement, presque pour ne pas déranger.

Ma compagne et moi nous installons, un peu en retrait.

Au début, on échange peu de mots. Puis nos oreilles s’ouvrent malgré nous, happées par le fil ténu de leur conversation.

— Tu sais, ces histoires de générations… Z, Y, X… ça veut dire quoi au juste ?

— C’est une manière de découper le temps. Après les “silencieux” et les boomers, vient la X, la Y — les Millennials — puis la Z, et aujourd’hui l’Alpha. Mais c’est surtout du marketing et des sociologues américains qui ont simplifié les choses dans les années 90.

Je jette un coup d’œil à ma compagne. Ses sourcils se haussent : ce n’est pas la discussion creuse qu’on aurait imaginée.

Les compères :

— Mais pourquoi ces lettres, comme si c’était écrit d’avance ?

— Ça n’a rien de mystique. “Boomers”, c’était le baby-boom. Ensuite un écrivain a parlé de Génération X. Les médias ont suivi avec Y et Z, et comme on était au bout de l’alphabet, on a repris avec Alpha. Une suite artificielle.

Un silence. Puis l’autre reprend :

— Tu remarqueras : chaque génération accuse la précédente et méprise la suivante. Les boomers traités de profiteurs, les X vus comme cyniques, les Y trop rêveurs, les Z trop impatients. C’est un cycle d’antagonismes.

Ma fourchette suspendue s’arrête net. Je me sens presque intrus, témoin d’une lucidité inattendue.

— Cette idée de cycles, on la doit surtout à Strauss et Howe. Ils parlaient de quatre archétypes qui se répètent : Prophètes, Nomades, Héros, Artistes. Leur fresque allait jusqu’en 2069.
Mais certains dirigeants ont pris ça au pied de la lettre, comme un manuel. “La crise est inévitable”, disent-ils, alors autant la provoquer pour en sortir vainqueur.

— Oui, ça devient une prophétie auto-réalisatrice. On croit tellement à la tempête qu’on finit par la déclencher soi-même.

Leurs voix restent basses, posées, comme deux vieux amis qui refont le monde.

Je baisse les yeux vers mon assiette, un peu honteux de mon premier jugement.
Eux, les “paumés” de la cuisine commune, venaient de me donner une leçon : le savoir ne se devine pas à l’habit. Et soudain, l’idiot de la soirée, je comprends que c’était moi.

Ce soir-là, au gîte d’étape, je compris qu’ils n’étaient pas des marginaux. C’étaient simplement deux intellectuels, en rando eux aussi.


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Amour de seize ans

Un mot, c’est un cadeau, Un regard, un envoûtement.

Pose ton regard sur moi - Tu ne me soupçonnes même pas, Du moins je le crois.

De mes seize ans, je te vois marcher Sur le trottoir qui mène au lycée. Avec mes yeux, comment t’aborder d’aussi loin ?

Tu te déplaces avec la majesté d’une déesse, Tes longs cheveux blonds tombant sur tes reins.

Tu es pour moi un amour de jeunesse fantasmé : Jamais on ne s’est croisés, Jamais on ne s’est touchés.

Princesse idéalisée, Toujours guettée de l’autre côté.

Ton profil gravé dans ma tête, Comme l’effigie d’une pièce de monnaie.

Je n’ai pas su t’aborder.


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La galerie des bibliothèques

Comme dirait Forrest Gump, « la vie c’est comme une boîte de chocolats ». Moi, je dirais qu’une bibliothèque, c’est pareil : on ne sait jamais sur quoi on va tomber. Dans cette Galerie, elles ne se rangent pas par ordre alphabétique. Elles défilent comme une gamme bariolée, avec leurs airs, leurs manies, leurs parfums.

La Sanctuaire Grave, recueillie, elle parle en latin, même quand elle se tait. Chaque rayon est une nef, chaque page une prière.

La Militaire Raide comme un piquet. Tout est carré, impeccable. Les livres, en uniforme, alignés au millimètre comme des soldats au garde-à-vous. Interdiction de tousser.

La Campus Bigarrée, bavarde, colorée. Ça sent le café renversé et le stabilo fluo. On y rit, on y contredit, on y rêve à voix haute.

La Tombeau Elle garde des secrets qu’elle n’ouvrira jamais. Ses livres sont scellés, ses mots condamnés au silence. On en sort les mains froides.

La Frivole Couverte de dorures, brillante comme une vitrine. Elle attire les regards, mais ses pages sont creuses : tout en façade, peu en dedans.

La Pléiade Digne et précieuse. Des pensées denses, serrées dans un habit trop étroit, trop onéreux. On l’admire de loin, on ose rarement la toucher.

La Jardin Touffue, sauvage. Des allées mal tracées, des ronces qui griffent, mais aussi des fleurs rares qu’on découvre à genoux, par hasard.

La Hôpital Odeur de papier et d’éther. Ses récits posent des pansements sur les blessures invisibles. On en repart avec des cicatrices apaisées.

La Caverne Obscure, humide. Chaque pas réveille un écho, chaque livre cache une stalactite de souvenirs. À la lampe torche, l’aventure commence.

La Phare Seule sur son rocher. Son rayon balaie la nuit, guidant les voyageurs perdus. Ici, un mot suffit pour retrouver la rive.


🎧 Pour accompagner cette promenade, je vous propose une mini-playlist.

  1. Alan Silvestri – Forrest Gump Suite

  2. Yann Tiersen – La valse d’Amélie

  3. Explosions in the Sky – Your Hand in Mine

🎧 Écouter la playlist sur YouTube


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